Pour alphabétiser et instruire tous les enfants, la plupart des nations occidentales ont rendu l'école obligatoire à la fin du XIXe sicle. Alphabétisation, éducation universelle de base et scolarisation obligatoire sont ainsi devenues trois réalités indissociables pour les habitants de ces pays et un modéle de réfrence pour le reste du monde. Aujourd'hui, l'écriture est l'outil sans lequel aucun développement économique, politique, culturel n'est imaginable. 'Literacy for all is at the heart of basic education for all' and 'creating literate environments and societies is essential for achieving the goals of eradicating poverty, reducing child mortality, curbing population growth, achieving gender equality and ensuring sustainable development, peace and democracy»', dit le rapport de l'UNESCO, paru en avril 2006, intitulé Literacy for Life'. Le degré d'alphabétisation est un indice de développement dont les valuations internationales (PISA, TIMMS, PIRLS) donnent une version moderne. Dans l'Europe entre XVIe et XIXe sicles, les villes sont «en avance» sur les campagnes, les hommes sur les femmes et que les groupes sociaux les plus pauvres sont toujours les derniers savoir lire. Hors des pays de l'OCDE, c'est la même chose aujourd'hui.
Les travaux des historiens ont confort cette vision d'un progrés mesurable par des taux d'alphabtisation, faibles ou forts, croissants ou stagnants, selon les politiques des États et les contextes économiques. Ces décalages ont à voir avec la diffusion inégale du matériel technique de production et réception de l'écrit, presse de Gutenberg jadis, photocopieuse hier, ordinateurs aujourd'hui. En effet, les technologies numériques (ICTs) bouleversent la communication écrite et creusent à nouveau l'écart entre les pays «en avance» et les pays «en retard», qui peuvent ou non quiper les écoles d'ordinateurs. Cependant, les objets techniques ne marchent pas tout seuls. Les 'technologies of the word' fonctionnent dans un espace social, culturel, politique qui autorise ou interdit, facilite ou décourage certains usages. Les jeunes générations apprennent travers les techniques de l'écrit, les contenus et la valeur des textes lire et écrire.
Les recherches historiques récentes se sont interrogées sur les vises, les méthodes et les consquences de cette massification dans la lecture. Quels étaient les buts de l'alphabtisation populaire qui s'est développe bien avant l'école obligatoire? La capacité à lire («reading skill») n'a pas toujours t consideré comme un outil universel, permettant de lire n'importe quel texte. Dans de nombreux pays d'Europe, la lecture était une pratique encadrée, accompagnant l'instruction religieuse. L'écriture relevait d'une autre culture sociale, savante ou marchande, inutile à la plupart des enfants. La «literacy» scolaire a eu des visées religieuses et profanes, une fonction identitaire et utilitaire, grâce á des textes pour adultes ou pour enfants, évoquant la morale, la science, la fiction ou la vie courante. Ces mutations obligent parler des «literacies» au pluriel, plutôt que de «literacy» au singulier.
Les changements de visées et de contenus ont eu des incidences directes sur la conception de la lecture, de la langue écrite et sur ses procédés d'enseignement. Les débats modernes sur les «méthodes de lecture» naissent au XVIIIe siécle, lorsque les précepteurs trouvent de nouveaux procédés pour apprendre leurs éléves à lire n'importe quel texte dans leur langue maternelle. Ils sont les premiers à traiter la lecture comme une pure technique de déchiffrage, indépendante de tout contenu. Un siécle plus tard, les inventions rodées pour les éducations particuliéres deviennent utilisables dans les écoles élémentaires. Avec la généralisation de nouveaux outils d'écriture et l'abandon des plumes d'oie, l'apprentissage collectif de l'écriture peut commencer en même temps que celui de la lecture. De ce couplage découlent de nouveaux changements : la méthode d'épellation, en usage depuis l'Antiquité, est abandonnée en une génération, alors qu'apparaissent les nouvelles méthodes (syllabic ou word-method), toujours en usage aujourd'hui. Le curriculum «moderne» se met en place, faisant du savoir lire et écrire un préalable à l'instruction.
Quelles ont été les conséquences culturelles de cette alphabétisation généralisée? Elle a modifié la langue des locuteurs, leur représentation de la langue, les façons de penser, de raisonner et de communiquer, disqualifiant ou radiquant de nombreuses langues minoritaires. La culture a été identifiée à la culture écrite, et les savoirs transmis hors de l'école, par «voir faire et ouïr dire», en ont été exclus. Enfin, si apprendre à lire et écrire est aussi nécessaire qu'apprendre à parler, que faire des enfants «en retard» ou en chec? Sont-ils «anormaux»? Lorsque les «technologies of the word» se généralisent par l'école, les différences entre enfants deviennent des écarts, et le droulement de l'enfance est étudié comme un développement intellectuel.
En partant de quelques cas historiques situés à des moments critiques, ce sont ces trois dimensions des technologies d'écriture que nous voudrions interroger (vises et contenus, méthodes de lecture, représentations de la culture et des savoirs).
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